Agroalimentaire Enquête

Autour de l’Yonne, le plan industriel de Duc et ses 80 nouveaux mégapoulaillers

Depuis son rachat par le géant néerlandais Plukon, le volailler change de pied discrètement. Arrêt du bio et du certifié, extension de l’abattoir historique, construction de 80 poulaillers industriels sont au programme. Face à ces projets, peur et résistance s’installent.

Neuilly, Saint-Brancher, Saint-Léger-Vauban (Yonne), Villiers-le-Bois (Aube).– Elle s’était engagée pour quinze ans. Quinze ans de contrat pour un élevage bio avec l’entreprise Duc, producteur de volaille dont le siège et l’abattoir se trouvent sur la petite commune de Chailley, dans l’Yonne. Mathilde Godard n’y avait pas vu de lézard : quand cette jeune paysanne issue d’une famille agricole s’installe en 2012, la filière bio est en plein essor, Duc signe plusieurs contrats dans le département.

Elle fait valider son projet par la chambre d’agriculture locale, emprunte 300 000 euros à la banque et construit sur la ferme familiale de Neuilly deux poulaillers entourés chacun de 2 hectares de terrain afin d’élever 9 000 bêtes. Les volailles pourront aller et venir entre le bâtiment et l’extérieur, comme le veulent les critères de la filière bio.

Mais, très vite, les difficultés se font jour : les charges sont plus élevées que prévu et Mathilde ne parvient pas à dégager un revenu. Elle tente de négocier avec Duc, sans succès. « On nous fait comprendre que le problème vient de nous. »

Au bout de sept ans de travail, patatras. Début 2020, entre deux livraisons de poussins, Duc annonce à l’éleveuse qu’il arrête la production bio. Elle doit cependant continuer de travailler pour l’entreprise jusqu’à la fin du contrat, et donc se mettre à produire du poulet bas de gamme pour les huit prochaines années. C’est-à-dire un poulet qui pourra sortir à l’extérieur, afin de valoriser malgré tout ses poulaillers et ses terrains, mais nourri à base d’alimentation conventionnelle, et abattu au bout de 40 à 42 jours, au lieu de 81.

Le siège et l’abattoir de Duc à Chailley, dans l’Yonne. © Capture d’écran France 3 Bourgogne-Franche-Comté

« Ce n’était pas mon projet. Cela ne faisait pas sens avec l’épandage du fumier sur les cultures bio de la ferme. J’ai donc refusé la nouvelle livraison de poussins », explique l’éleveuse à Mediapart. S’ensuivent quelques mois de galère, le temps de reconstruire un projet, de retrouver un débouché. Entre-temps, les mensualités à la banque, elles, n’attendent pas…

Industriel historique de la volaille française et numéro deux sur le marché hexagonal, au bord de la faillite en 2016 après plus de deux décennies d’activité, Duc a été racheté en 2017 par l’un des plus gros acteurs européens de la volaille : le groupe néerlandais Plukon. Celui-ci n’entend pas poursuivre la filière bio ni celle de poulets certifiés (aux normes légèrement supérieures à celles des volailles standard), qui faisait l’une des spécificités de Duc. Il impulse au contraire, avec un investissement de 20 millions d’euros, un « plan de modernisation » pour produire du poulet standard, autrement dit ce qu’il y a de pire sur les plans environnemental, nutritionnel et sanitaire.

Ce cas d’école, nous avons décidé, à Mediapart et avec le collectif européen d’investigation Lighthouse Reports, de le raconter en détail. Car ce phénomène de concentration et d’industrialisation ne se passe pas uniquement dans l’Yonne et ses alentours. Ailleurs en France et en Europe, la promesse de normes mieux-disantes en élevage, essentielle au bien-être animal et à la réussite économique des éleveurs et des éleveuses, est mise en pièces, en toute opacité, par les stratégies économiques des géants de l’agroalimentaire. Comment ce processus est-il mis en œuvre dans les campagnes ?

De 227 à 400 tonnes de carcasses abattues par jour

Après le rachat de Duc par Plukon, décision est prise d’interrompre, du jour au lendemain, la production de poulets bio, sans aucune consultation avec les éleveurs et éleveuses concernées. Dans l’Yonne, c’est une dizaine de personnes qui se retrouvent, comme Mathilde Godard, sur le carreau. « Toutes n’ont pas réussi à rebondir comme elle, raconte le porte-parole de la Confédération paysanne de l’Yonne, Jean-Bertrand Brunet. La plupart sont reparties en volaille standard et ont dû faire des investissements pour réadapter leurs bâtiments aux nouvelles conditions de Duc. C’est un problème : éleveurs et éleveuses subissent des décisions sur lesquelles ils n’ont pas la main. »

Un autre éleveur, interrogé par Mediapart, raconte avoir commencé à monter avec Duc un projet de poulets plein air en 2016… jusqu’à devoir changer son fusil d’épaule au dernier moment, Duc imposant finalement le poulet standard. « J’ai accepté, car l’élevage de volaille me permet de produire du fumier pour mes cultures de céréales et de betteraves qui sont encore dépendantes des produits chimiques. Mais je ne mangerai jamais de ce poulet-là ! Nous avons nos propres poules sur la ferme, qui grandissent en plein air et se nourrissent sainement... » D’autres éleveuses et éleveurs, qui faisaient du poulet certifié depuis des années, se sont également vus contraints de passer au poulet conventionnel à croissance rapide. 

Parallèlement, c’est un gigantesque projet qui émerge, digne des grandes heures du développement de l’agriculture industrielle des années 1970-1980. Comme si, depuis, il n’y avait pas eu de dérèglement climatique, d’innombrables alertes sur les dégâts causés par l’agriculture intensive, d’algues vertes en Bretagne, d’infiltrations excessives de nitrates dans les sols et les rivières, de préoccupations sur le bien-être animal.

Ce projet, c’est le doublement des capacités de l’abattoir de Chailley, dont la production avait déjà été multipliée par deux en 2017. De 227 tonnes de carcasses actuellement abattues par jour, il doit passer à 400 tonnes (soit 265 000 poulets tués quotidiennement). Pour cela, 80 nouveaux mégapoulaillers doivent compléter, dans un rayon de 150 km autour de Chailley où le trafic passera à 113 camions par jour, les quelque 120 élevages déjà sous contrat avec l’industriel. Plusieurs départements se retrouvent dans le périmètre : l’Yonne, l’Aube, la Côte-d’Or, la Nièvre, la Marne, la Haute-Marne, les Ardennes, la Seine-et-Marne et le Loiret.

Nouveaux poulaillers Duc, dans l'Aube. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

Ces nouveaux bâtiments d’élevage poussent jusqu’au maximum les quantités possibles de bêtes à engraisser dans un même lot, par le biais d’un système de ventilation artificielle qui permet d’entasser encore plus de volailles que dans le passé : à raison d’une densité de 22 poulets au mètre carré, on en case 28 900 dans des hangars de 1 340 m², ou 39 600 dans des hangars de 1 800 m². Ces quantités se trouvent, habilement, juste au-dessous des seuils qui imposent un minimum d’examen : à partir de 30 000 volailles, les projets sont soumis à une consultation du public ; à partir de 40 000, ils sont soumis à une étude d’impact et une enquête publique.

Chacun de ces poulaillers suit le même régime de croissance : livraison de poussins de souche génétique unique (le poulet « Ross 308 »), rations alimentaires identiques, éclairage artificiel, abattage au bout de 40 à 42 jours. Puis vide sanitaire d’une dizaine de jours avant la mise en route d’un nouveau lot. En définitive, ce sont sept « bandes » de poulets mises en production chaque année. Soit entre 209 300 et 277 200 volailles produites au total, suivant la taille du bâtiment – sans compter les 2 à 4 % de pertes liées à la mortalité, selon nos informations.

Ce projet de développement industriel se fait dans la plus grande discrétion, sans information publique des villages concernés, sans étude d’impact environnementale à l’échelle des départements touchés. Ce n’est qu’incidemment, au moment d’un dépôt de permis de construire ici ou là, que dans certains villages, on apprend qu’un gigantesque poulailler se prépare. La presse locale s’en fait alors parfois l’écho, tandis que la presse spécialisée, elle, vante auprès des professionnels de l’élevage le nouveau modèle de production de Duc. Sollicité par Mediapart, Duc n’a d’ailleurs répondu à aucune de nos questions (lire en Boîte noire).

Dans une région où l’élevage intensif existe déjà, mais où de vastes zones restent préservées, beaucoup se sont mis à craindre la reproduction du « modèle breton » : un saccage irréversible des nappes phréatiques par les effluents d’élevage. Les bâtiments de volailles, très consommateurs d’eau, pourraient par ailleurs générer des conflits d’usage autour de cette ressource, l’Yonne étant régulièrement sous alerte sécheresse et ses cours d’eau affaiblis ces dernières années.

Après plusieurs semaines d’enquête, nous sommes en mesure de détailler, aujourd’hui, l’état d’avancement de ce vaste développement : entre l’Yonne et l’Aube, depuis 2017, cinq projets ont déjà abouti ou sont sur le point d’aboutir, deux ont été suspendus par des mobilisations locales, tandis que Plukon continue de chercher des candidats pour pouvoir atteindre son objectif de 80 mégapoulaillers, en particulier dans la Marne, où il a lancé l’offensive à la fin de l’année 2021.

© Carte Donatien Huet / Mediapart

Dans la Marne et les Ardennes, ce sont par ailleurs six mégafermes sous contrat avec l’industriel De Heus - qui se trouve être, selon nos informations, actionnaire à 40 % de Plukon – qui se sont agrandies depuis un an ou sont en voie de l’être : l’un de ces élevages comptera jusqu’à 257 600 volailles simultanément (soit une mise en production annuelle, sur une même ferme, de 1,8 million de poulets). D’après les témoignages que nous avons recueillis, ces animaux finissent également, pour une bonne partie d’entre eux, à l’abattoir de Chailley – les autres étant transportés jusqu’aux abattoirs belges de Mouscron et de Maasmechelen, tous deux propriété du groupe néerlandais Plukon.

Dans le nord et l’est du Loiret, depuis fin 2020, une dizaine d’élevages de poulets ont également été relancés, cette fois par l’industriel Sanders, qui fournit poussins et aliments. Mais c’est à l’abattoir Duc de Chailley que les bêtes sont ensuite dirigées. Dans le sud des Ardennes également, nous avons pu trouver de nouveaux poulaillers avec mise en place Sanders et écoulement chez Duc à Chailley.

À chaque nouvelle construction, la configuration est la même : les gigantesques structures métalliques, bordées de silos à grains, poussent à l’orée de petites communes. Certes, la distance légale – un minimum de 100 mètres des habitations – est respectée, mais les premières maisons sont rarement bien loin. Et les odeurs circulent, notamment au moment du nettoyage des poulaillers. Les nuisances sonores ne sont pas en reste : allées et venues de poids lourds sur de petites routes de campagne, ventilateurs fonctionnant parfois en continu.

Et à chaque fois, les populations riveraines qui s’opposent aux constructions subissent des pressions, de la part de Duc ou des porteurs de projet. Par endroits, un climat de peur et de résistance s’est installé. Nous avons ainsi recueilli le témoignage de deux personnes ayant été menacées sur la route par un éleveur sur son tracteur. Toutes deux ont porté plainte.

Des poulets en batterie dans une ferme de Plougoulm, en 2012. © Photo Fred Tanneau / AFP

À Saint-Brancher, dans le sud de l’Yonne, c’est la maire elle-même qui a subi des pressions. Le projet, un élevage de 39 600 poulets, a soulevé dans la commune une bronca d’oppositions. Le plan local d’urbanisme (PLUI) nécessitait d’être modifié, deux des parcelles en vue pour le bâtiment étant inconstructibles. « Nous sommes dans le parc naturel régional du Morvan, rappelle l’élue, Joëlle Guyard. Nous avons une charte qui prône une “non-dépendance” à l’économie mondialisée, et selon laquelle les “projets d’élevage industriels ne correspondent pas à la volonté durable de maintenir un équilibre entre les milieux naturels, les paysages et les ressources du Morvan”. C’est pourquoi le conseil municipal s’est opposé à la modification du PLUI qu’exigeait ce projet de poulailler. »

Nous sommes des ouvriers sans salaire fixe.

Didier Couhault, agriculteur

La maire raconte que l’industriel, notamment, a cherché à l’influencer. « Par moments, j’ai peur, je ne dors pas tranquille. En face, [Duc], ce ne sont pas des tendres [...]. Le représentant de Duc m’a dit que je faisais n’importe quoi, qu’on avait tort, que le préfet interviendrait et aurait le dernier mot, que même si je m’opposais au projet, ma décision ne serait pas reconnue... [...] Si le conseil municipal ne valide pas le projet, Duc et ses clients actionneront “le plan B”, m’a-t-il dit. » Contacté, le responsable en question n’a ni confirmé ni infirmé avoir tenu de tels propos (lire en Boîte noire).

Derrière ce projet de poulailler, on trouve également Didier Couhault, un éleveur de vaches qui voulait installer son fils sur sa ferme. Il n’a pas dit son dernier mot. « Nous irons peut-être au tribunal administratif, sinon nous chercherons un autre terrain, nous dit-il. Ce projet se fera, de toute façon. »

Pourtant, il n’en attend pas des mille et des cents, de cette nouvelle activité. « Nous sommes des ouvriers sans salaire fixe », lâche l’agriculteur. « Avec les nouvelles souches Ross, c’est un poulet qui gonfle, qui pousse tout seul, mais c’est aussi un poulet fragile, qui demande plus d’attention. Tout est calculé, on n’a pas droit à l’erreur. » Il en veut pour exemple le poulailler d’un village voisin, où un lot a donné des poulets plus légers que les 2,5 kg attendus, en raison d’une négligence pendant un week-end : la trape du silo ne s’est pas ouverte et les bêtes n’ont pas eu à manger. « Avec ces poulets-là, s’il manque un truc un jour dans la ration, cela va se ressentir directement dans le poids du poulet à l’arrivée. » Or c’est au poids par mètre carré de poulailler que Duc rémunère. Au minimum 9,18 euros le mètre carré, si tout se passe bien.

Mais Didier Couhault s’accroche : la consommation de viande bovine diminue, l’avenir est dans le poulet, croit-il, outre que depuis quelques années, la production industrielle de volaille bénéficie des subventions européennes de la PAC, la politique agricole commune. Certes, il fallait s’endetter de 500 000 euros pour construire ce mégapoulailler. Mais il y aurait eu 40 000 euros d’aides de la PAC, et le même montant de la part de Duc…

À quelque 80 kilomètres de là, à Villiers-le-Bois, le hangar de 100 mètres de long, tout frais sorti de terre, fait figure de modèle : c’est là qu’au printemps dernier, Duc-Plukon a invité plusieurs éleveurs pour leur vanter le nouveau bâtiment industriel promu par Plukon et les inciter à rejoindre la filière. Modèle technologique… mais pas modèle démocratique. Dans ce petit village de l’Aube, on n’a découvert le projet qu’une fois le permis de construire accordé, quand il a été apposé sur le chantier, en juin 2020.

« Voyant cela, nous avons demandé une réunion publique avec l’agriculteur et l’industriel, raconte Christine Gheza, qui, depuis son jardin, a une vue imprenable sur le poulailler. L’association L214 était là aussi. Résultat, il y avait cinq compagnies de gendarmerie présentes ce jour-là et des personnes se sont fait contrôler sur la route. On se serait crus en plein terrorisme ! Autant dire qu’il n’y a pas vraiment eu discussion... »

Christine Gheza dans son jardin à Villiers-le-Bois, face au nouveau poulailler Duc. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

Il était trop tard de toute façon : le maire avait donné son aval pour le permis de construire. Et le recours déposé par cette riveraine dont la maison, un logement social, se trouve à environ 200 mètres du mégapoulailler, a été rejeté. Depuis, le bâtiment est sorti de terre… et elle observe. « Le 1er lot de poussins est arrivé le 1er mars 2021, raconte-elle, reprenant ses notes. Le 9 avril, les camions viennent chercher les poulets pour les emmener à l’abattoir. Puis, après quelques jours de vide sanitaire, un 2lot arrive. Il sera enlevé le 25 mai et le 1er juin. Nous en sommes déjà au 7lot : il est entré vers le 2janvier. »

Christine remarque que le ramassage des poulets se fait en deux fois, avec un premier prélèvement une semaine avant le terme des 40-42 jours. Des témoignages d’éleveurs que nous avons recueillis nous permettent de recouper ce point : au bout de 35 jours environ, il y a un premier « desserrage » dans les poulaillers Duc. Quelque 4 000 bêtes destinées à la consommation sont enlevées prématurément. Pour l’industriel, c’est une façon de rentabiliser et densifier au maximum : les poulets restants récupèrent un peu de place pour grossir encore pendant une semaine.

Christine compte, aussi, le nombre de camions. « Au deuxième ramassage, ce sont quatre semi-remorques qui se succèdent. Ça se passe très tôt le matin – l’hiver il fait encore nuit. J’ai compté 22 caisses par camion. Dans chaque caisse, selon mes calculs, il y a 330 poulets. »

Dans les plans d’architecte du poulailler, que nous avons consultés, on peut d’ailleurs lire que l’enlèvement des poulets serait réalisé « par des véhicules routiers de type semi-remorques de 44 tonnes », et que, pour la nourriture, « un véhicule de même type [réapprovisionnerait] les silos en aliment toutes les semaines ». Une haie de végétaux « de coloris et hauteurs non uniformes » devait par ailleurs être plantée autour du poulailler pour améliorer l’aspect paysager... mais celle-ci n’a pas encore vu le jour.

Un peu plus au nord du département, à Droupt-Saint-Basle, le nouveau poulailler fonctionne déjà depuis fin 2017. À Ville-sur-Arce, également, un éleveur a rejoint la filière la même année ; un troisième bâtiment est actuellement envisagé sur sa ferme. À Courson-les-Carrières, dans l’Yonne, un nouveau poulailler rempli de 29 700 poussins se met en route dans quelques jours…

Le responsable de développement de Duc et la direction de l’entreprise ont refusé de répondre à nos sollicitations (lire en Boîte noire). Or de nombreux agriculteurs nous ont précisément renvoyé vers l’industriel pour poser nos questions.

Les cuisses de poulet Duc estampillées « respect du bien-être animal » sont vendues 4,30 le kilo chez Carrefour. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

À Saint-Léger-Vauban, dans l’Yonne, l’éleveur Benoît Chatelain accepte toutefois de nous expliquer pourquoi il a rejoint cette filière de poulet standard. Son projet de bâtiment, destiné à accueillir 39 600 bêtes, s’ajoute à un bâtiment déjà existant : la capacité de la ferme familiale montera à 60 000 volailles. À la différence des autres, il a donc été soumis à une étude d’impact. Quand nous le rencontrons, fin janvier, le projet vient d’être validé par la préfecture de l’Yonne.

« On parle beaucoup du bien-être animal… Mais le bien-être humain, on en parle quand ? Nous avons besoin d’augmenter nos revenus : ils baissent chaque année. Et les poulaillers nous permettent de produire du fumier qui nous sert de fertilisant sur nos terres. Avec ça, nous serons moins dépendants des produits chimiques. » Actuellement, Benoît Chatelain consomme 20 tonnes d’engrais chimique par an. Le poulailler lui permettra de dégager… entre 300 et 350 tonnes de fumier chaque année.

Un épandage qui paraît sur le papier plus vertueux, mais à quel prix ? Selon nos informations, au terme de leur croissance, les poulets sont vendus 40 centimes d’euros à Duc – soit environ 16 centimes le kilo. En grande surface, nous avons pu constater que les poulets Duc abattus à Chailley, estampillés « respect du bien-être animal », sont vendus entre 4,30 euros le kilo (pour des cuisses) et 14,30 euros le kilo (pour du filet).

« C’est sûr que Duc gagne un peu plus d’argent. Mais pour nous, l’intégration nous apporte une sécurité », estime Benoît Chatelain. L’intégration, c’est ce système suivant lequel l’industriel fournit poussins et aliments, et se charge ensuite du ramassage, puis de l’abattage, de la découpe, de la transformation et de la distribution, industriels et chaînes de grandes surfaces s’attribuant la plus grosse part du camembert.

L’agriculteur n’est là que pour la partie croissance du poulet, et n’a aucune marge de manœuvre dans le choix des produits, ni dans la fixation des prix. À charge pour lui de rembourser l’emprunt contracté pour l’achat du bâtiment et les lourdes factures de gaz et d’électricité - puisque ces bâtiments sont éclairés artificiellement, intensément chauffés pour favoriser la croissance des poussins et ventilés pour éviter leur asphyxie.

Un peu plus au nord, à Neuvy-Sautour, la mobilisation locale a eu raison du projet de poulailler. Il faut dire qu’à la question écologique s’est ajouté un curieux conflit d’intérêts. Dans cette commune de 930 habitants, le projet de poulailler Duc aux 39 600 volailles était en effet conduit par le beau-fils du maire, et l’épandage du fumier devait se faire pour partie sur les parcelles de l’élu… Lequel avait, en l’absence de délibération, délivré le permis de construire.

Habitantes et habitants opposés au projet se sont saisis de l’affaire et l’ont médiatisée. Le projet menaçant alors de tomber pour vice de procédure, le conseil municipal a fini par voter, fin janvier, le retrait du permis de construire.

Le plan de relance en soutien de l’abattoir de Chailley

Ce deuxième échec momentané pour Duc-Plukon ne doit cependant pas cacher l’essentiel. Dans le silence des campagnes icaunaises, auboises, marnaises, et même jusque dans les Ardennes, l’industriel continue de prospecter pour trouver des terrains, et de vanter auprès d’éleveurs en difficulté une technologie de pointe et le nouvel engrais que constituera le fumier des poulaillers pour les convaincre de se lancer dans la production de ces volailles désignées par la profession sous le nom de « poulets de chair ».

Tout cela se fait avec la bénédiction des représentants de l’État : d’après les autorisations environnementales que nous avons pu consulter, aucun préfet n’est pour l’heure intervenu contre un projet. L’extension de l’abattoir de Chailley devrait en outre toucher 395 000 euros dans le cadre du plan de relance du gouvernement, officiellement pour « améliorer la protection animale, la santé et la sécurité au travail, renforcer la compétitivité [...], participer au maintien de l’emploi au travers de la modernisation des outils d’abattage [...] ». Un chèque qui s’ajoute à d’autres : depuis sa création, l’abattoir Duc – fondé par celui qui a dirigé la commune de Chailley pendant une trentaine d’années, Gérard Bourgoin - a perçu à plusieurs reprises des aides publiques pour se maintenir à flot.

Pour l’heure, cependant, le plan de développement du cœur névralgique de Duc n’en est qu’au stade de l’étude d’impact, soumise ces dernières semaines à enquête publique. Or, limitée aux prévisions d’activité de l’abattoir, cette étude ne dit pas un mot sur le plan des 80 poulaillers industriels. Elle ne propose rien, non plus, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par cet accroissement de l’activité, alors que le trafic routier autour de l’abattoir devrait doubler dans les prochaines années. La préfecture de l’Yonne, et à travers elle, l’État français, autorisera-t-elle cette extension en dépit de ce qui ressemble à un projet d’un autre temps ?

« Les Pays-Bas sont maintenant soumis à des normes plus strictes, alors Plukon vient faire ses trucs crados chez nous, soupire Catherine Schmitt, présidente de l’association Yonne Nature Environnement. Mais ces élevages, c’est à vous dégouter du poulet. Le premier boulot des éleveurs, le matin, consiste à ramasser les cadavres... »

Éclaté entre des dizaines de fermes individuelles, à cheval entre plusieurs départements et trois régions, le modèle de Plukon avance caché et n’apporte aucune garantie. Et si, du jour au lendemain, le groupe néerlandais décidait à nouveau de réorienter ses activités, de la même façon qu’il a brutalement arrêté le bio et le certifié ? S’il décrétait tout à coup que le marché des poulets de qualité était finalement plus porteur que le standard ? Quid de ces dizaines de bâtiments industriels conçus pour un seul type de production, quid des emprunts des éleveurs ?

Ces poulaillers hermétiques, surdimensionnés, ne sont pas adaptables au bio ni au plein air. D’un jour à l’autre, c’est autant de personnes qui pourraient se retrouver sur la paille.

Amélie Poinssot


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