L’agriculture paraît se déployer dans la lumière. Elle laisse défiler ses panoramas colorés derrière la vitre du TGV qui nous amène d’un centre urbain à un autre. Elle demeure, à hauteur de 54 % de la surface métropolitaine, l’activité économique qui, de loin, façonne le plus nos paysages. Elle semble, au premier regard, transparente et lisible, immédiatement révélée aux yeux qui la scrutent.
Et pourtant nous ne voyons d’elle qu’un archipel de pointes d’icebergs. Les médias ne nous en parlent qu’au filtre des jeux de pouvoir qui, précisément, la malmènent. Elle n’intéresse pas même les penseurs du vivant, davantage attirés par les grands espaces sauvages ou en libre évolution, en fidélité et en conformité avec une vision anglo-saxonne du monde.
Elle ne paraît vouée qu’à être survolée.
C’est pourtant là, au cœur de cette invisibilité de l’agriculture, que se joue l’un des grands drames de notre temps. Mais c’est aussi là, en contrepoint, que s’étend déjà le grand rhizome de demain, dans un lacis de luttes souterraines aspirant à la triple restauration d’un pacte avec le vivant, d’un solidarisme humain et d’un pilotage viable de notre monde.
La mise en culture de l’invisible
Par nature, l’agriculture s’enracine dans l’invisibilité.
Le sol, volontiers présenté comme matriciel, objet même de l’art agricole, recouvre une opacité opportune. Loin de tous les regards, il a été insidieusement transmué par le modèle agricole occidental dominant en sol-poubelle, où sont enfouis les effluents, où sont présumés se dégrader les résidus de pesticides, et où sont censés se perdre les excès d’épandage de nitrates ou de phosphates. Ce haut lieu de la biodiversité, fondement de toute composante microbiologique du vivant, siège premier des décompositions et des régénérations, lieu de tout enracinement, demeure l’une des faces cachées des réalités agricoles contemporaines, celle d’une réduction à un support-déversoir.